Voyage
Dans le voyage, j’aime avoir peur. J’aime beaucoup me perdre afin de me retrouver dans l’inconfort, et même pire, dans le sentiment d’égarement. Comment revenir ? Je ne sais pas où je suis. Le monde vient vers moi avec fraîcheur et violence.
Lorsque l’on me demande où je voyage et comment je voyage, je dis que je vais dans les continents, en Asie, en Europe, en Amérique, que je vais aussi dans les géographies, surtout dans les géographies générales. Je vais dans les fleuves, dans les cascades du Rio São Francisco au nord de Bahia, dans les lacs bleus et les lacs verts de l’Islande, dans les mangroves de San Luís car elles sont pleines de crabes écarlates. Pourtant, mes destinations préférées me portent encore ailleurs. Je vais où je suis. Je file dans les jours perdus. Je crois que tous les hommes sont faits de même. La première destination de leurs voyages est leur enfance.
Je crois que les premiers voyageurs n’ont jamais dit où ils allaient parce qu’ils ne savaient pas où ils allaient. Ou bien ils le cachaient.
Le voyageur est volontiers un menteur. Le moine franciscain André Thevet est l’un des grands géographes de la Renaissance ; il est aussi l’un des plus controversés. Sa jactance énerve ses confrères. Hâbleur et pressé, il n’hésite pas à inventer des villes ou des îles au Brésil et au Canada. Il est habile à flatter les princes de ce monde, Henri II ou Charles IX, et ses informations ne sont pas toujours sûres.
Pourtant, il accomplit une œuvre immense et brillante. Avide de se faire un nom, il prend très tôt la mer, explore la Méditerranée autant que l’Amérique, ne craint pas de rectifier les leçons des Anciens et n’a pas de mots assez sévères pour les géographies de cabinet :
« Tout ce que je vous discours et recite, dit-il, ne s’apprend point és escole de Paris, ou de quelle que ce soit des universitez de l’Europe, ains en la chaise d’un navire, soubs la leçon des vents. »
Gilles Lapouge